Parvis : L’importance accordée au nucléaire civil et
militaire n’est-elle pas un des révélateurs les plus parlants de la logique qui
gouverne l’évolution du monde contemporain ?
Jean-Claude Guillebaud : Les enjeux de l’énergie atomique me
sont apparus cruciaux dès le début des années 70 quand j’ai couvert, pour le
journal « Le Monde », les premières grandes manifestations antinucléaires. Au
forcing entrepris par EDF pour convaincre les Français de la nécessité du tout
nucléaire s’est vite opposée, résolument non violente et d’emblée
transnationale, une puissante résistance citoyenne. J’avoue avoir été séduit
par la clairvoyance, la générosité et le courage de celles et ceux qui, comme
Solange Fernex, ont lancé cette contestation à Marckolsheim et Fessenheim sans
craindre de s’exposer aux coups et à d’éprouvantes grèves de la faim. À la même
époque (en 1973), j’ai suivi pour « Le Monde » le « Commando de la Paix »
dépêché en Polynésie française par Jean-Jacques Servan-Schreiber pour tenter, avec
le général Pâris de la Bollardière entre autres, de gêner les essais atomiques
en cours à Mururoa.
Devenu l’ami et l’éditeur de Jacques Ellul après avoir été
son étudiant à Bordeaux, j’ai très tôt adhéré à sa critique de la logique
technicienne qui, selon lui, détermine une folle fuite en avant de notre
civilisation. De fait, à la pointe de la technoscience, les activités liées à
l’industrie de l’atome refaçonnent imperceptiblement et en profondeur la
société. La croissance de la consommation d’énergie est a priori considérée
comme nécessaire et possible de façon illimitée et généralisable. Au plan
politique, le nucléaire a fini par jouer un rôle clé jusque dans l’organisation
de l’État, servi par une sorte de cabinet noir qui reconfigure les rapports de
force au profit des lobbies qu’il représente. La pratique du secret contribue à
l’émergence de structures foncièrement antidémocratiques, voire policières et
totalitaires. Contrairement à ce que l’on se plaît à faire croire, le problème
du nucléaire ne réside pas d’abord dans le retard des remèdes attendus de
découvertes scientifiques nouvelles, ou dans les difficultés techniques et
économiques que rencontre le projet de substituer des énergies renouvelables à
l’énergie atomique. Il réside dans la perversion du modèle de société et des
pratiques sociales qu’induit l’atome, et dans la nature même de cette énergie.
Les partisans du nucléaire parlent des dangers de ce secteur
comme on parle des dangers de la route, ne se souciant que des précautions à
prendre face aux risques immédiats. Mais loin d’être localisés et momentanés,
les périls que véhicule l’atome peuvent affecter de vastes régions, voire la
planète entière, et peuvent se répercuter sur des siècles, voire hypothéquer
l’avenir de l’humanité. Il faut donc intégrer, quand on réfléchit à cette
question, une rupture phénoménale de la temporalité humaine. Et, du même coup,
l’énormité sans précédent de notre responsabilité. Banalisé, le nucléaire est
projeté dans des perspectives de confort puissamment médiatisées, cependant
qu’est occultée l’obsession du profit à court terme qui le commande.
Voulez-vous revenir à la bougie ou à la lampe à huile, nous dit-on, voulez-vous
enlaidir nos horizons avec des forêts d’éoliennes ? Scandaleux chantage qui
fausse à dessein toutes les données du problème. Sans même parler de la menace
de prolifération de l’armement atomique à la faveur du nucléaire civil, le
drame survenu à Fukushima nous remet face à l’essentiel : la vie humaine et la
nature sont sacrifiées aux intérêts des opérateurs privés auxquels est déléguée
l’exploitation de l’atome. C’est le règne du mensonge, de la manipulation et du
racket.
P. : D’où émergent les forces opposées aux politiques
dominantes qui, amnésiques des drames du passé et aveugles aux périls actuels,
divinisent le progrès ?
J.-C. G. : La résistance populaire qui se lève rappelle ce
propos de Friedrich Hölderlin : « Les peuples somnolaient mais le destin prit
soin qu’ils ne s’endormissent point ». Un peu partout surgit, en marge des
institutions traditionnelles, un mouvement de fond qui conteste les structures,
les institutions et les idéologies en place, qui se rebelle contre le désordre
social établi présenté comme l’unique et ultime ordre possible. Des projets
alternatifs s’élaborent et sont expérimentés avec enthousiasme dans les
domaines les plus divers. Certaines propositions des altermondialistes, comme
la taxation des transactions financières internationales, sont de mieux en
mieux accueillies. Le printemps arabe a balayé de puissantes dictatures
longtemps soutenues par l’Occident. Quoique composite et fluctuant, ce
mouvement se renforce, débordant les syndicats, les partis politiques, les
Églises et les frontières. Les argumentaires officiels se disloquent, le savoir
des grands experts se révèle aussi incertain que péremptoire, les discoureurs
politiques sont discrédités. Après avoir été érigée en rationalité indiscutable
et universelle, la raison calculatrice est désormais accusée d’aveuglement :
elle mène droit à la ruine en ignorant que les seules valeurs décisives, celles
qui fondent l’homme et sauvegardent la vie, ne se prêtent à aucune
comptabilité.
De nouveaux espaces de réflexion, de parole et d’action
s’ouvrent. L’arrogance scientiste qui dressait autrefois d’infranchissables
barrières entre les savants et la masse prétendue ignorante est démystifiée. Le
discours d’intimidation qui accusait systématiquement d’incompétence quiconque
n’était pas du sérail n’est plus ni accepté ni pertinent. Il est manifeste que
les monumentales erreurs d’analyse commises au cours des dernières années par
les économistes les plus renommés de la planète imposent la modestie.
L’exaltation du désintéressement de la science n’est plus de mise après les
scandales du sang contaminé ou du Médiator qui ont montré que l’appât du gain
finit par gouverner la technoscience elle-même. De leur côté, comment les
spécialistes du nucléaire pourraient-ils encore avoir le verbe haut après la
terrifiante et irrémédiable catastrophe survenue au Japon ? En débattant entre
eux de ces problèmes au sein de chaque discipline, les scientifiques découvrent
qu’il s’agit en fin de compte de questions « culturelles » autant que
scientifiques, et qui débordent leurs compétences. C’est une bonne nouvelle
pour la démocratie : tout un chacun est convié à comprendre les enjeux des
grandes décisions qui engagent l’avenir et à en assumer la responsabilité.
Il me plaît de noter ici que beaucoup de chrétiens se
révèlent d’un dynamisme exemplaire sur les fronts qui contestent l’hégémonie du
système ultralibéral, principal thuriféraire de l’atome considéré comme un
moteur indispensable pour perpétuer l’ordre dominant. Ils dénoncent la
marchandisation du monde et la violence qui en est le corollaire, et ils
essayent de remédier à l’injustice dont souffrent les plus vulnérables parmi
nous et ailleurs. Leur fidélité à l’évangile ne s’embarrasse pas de l’attitude
souvent timorée des institutions ecclésiastiques, voire du désaveu dont ils
font parfois l’objet. Sans forcément s’afficher comme tels, les chrétiens sont
présents dans les grandes ONG humanitaires comme Attac, Amnesty International,
ATD Quart Monde. Le christianisme a ses propres organismes d’intervention qui
font un travail remarquable, comme le CCFD-Terre Solidaire. Et je crois
important de relever que l’immense majorité des chrétiens se sent directement
concernée par les initiatives prises pour faire advenir un monde plus solidaire
et plus fraternel à travers les restos du cœur, les banques alimentaires, et de
multiples petites ONG. J’ai toujours pensé que c’est là que s’inventent le
monde et la démocratie de demain.
P. : Pour sauvegarder l’homme et la création, les visées
humanistes et religieuses sont-elles toutes interchangeables ou existe-t-il une
spécificité du message évangélique ?
J.-C. G. : Parachevant la tradition prophétique d’Israël, le
message évangélique a changé la face du monde. En voici quelques
caractéristiques en rapport avec la question qui nous occupe. L’homme a le
devoir de prendre soin de la création que la Bible déclare tout entière chère à
Dieu, ce qui exclut le droit d’en abuser et de se risquer à la détruire. Bien
commun de l’humanité, les richesses de la terre ne sont pas destinées à des
minorités sociales, ethniques ou nationales pour leur jouissance exclusive,
mais la foi invite au partage dans le cadre d’une frugalité située aux
antipodes de l’avidité consumériste. Plus strictement évangélique, et
dévoilement du mystère de l’Incarnation, est l’identification de Dieu aux
victimes de l’injustice des hommes, et notamment aux laissés-pour-compte de la
société actuelle. On voit que ces considérations ne sont pas étrangères à la
problématique du nucléaire, à la compétition stimulée par l’atome pour le
contrôle des richesses et du pouvoir au mépris de l’idéal de partage fraternel
et de respect de la nature. Ce qui est attendu des chrétiens, c’est un effort
de lucidité et une réelle audace prophétique.
Mais la foi chrétienne n’a aucun monopole et doit se garder
de tout triomphalisme. « Le vrai dialogue commence quand j’accepte l’idée que
l’autre peut être porteur d’une vérité qui me manque » a dit l’évêque d’Oran
Pierre Claverie peu avant d’être assassiné par des islamistes. Une parole
magnifique dont on retrouve l’écho dans le testament spirituel de Christian de
Chergé, le prieur des moines de Tibhirine. Il ne s’agit pas de « tolérer » la
religion et la personne de l’autre en se murant dans sa propre vérité, mais
d’accueillir la part d’humanité et de mystère que l’autre porte en lui d’une
façon unique. Le philosophe Cornelius Castoriadis, qui n’était pas chrétien,
avançait l’image suivante : « Toute croyance est un pont jeté sur l’abîme du doute
». Un « pont » pour aller vers l’autre, « jeté » pour signifier le caractère
décisionnel de l’acte de foi, et « sur l’abîme » pour indiquer que le pont ne
supprime pas le doute mais nous permet de l’enjamber. J’ajouterai qu’il existe
de multiples ponts pour enjamber nos abîmes, de multiples religions et
philosophies recourant à des concepts et des moyens différents pour atteindre
le même but, et que les pontonniers ont tous vocation à s’entraider. Défendre
ensemble l’homme et la vie contre les projets totalitaires de maîtrise du monde
s’avère d’une urgence prioritaire.
Rappelez-vous le Bernanos des « Grands cimetières sous la
lune », et François Mauriac, et l’engagement des chrétiens contre la guerre et
les tortures en Algérie. Ces témoins ont marqué leur époque. Où en sommes-nous
aujourd’hui ? De semblables combats s’imposent contre le cynisme, le vol et le
mensonge. Or je suis frappé par le critère qu’utilise l’INSEE pour mesurer le
moral des Français : l’envie d’acheter ! C’est insensé. Le désir de consommer
n’est-il pas plutôt l’indice d’un état morbide? Consommez pour soutenir la
croissance et faire tourner la machine, clame-t-on, devoir de citoyen ! Mais
n’omettez pas de restreindre vos dépenses et de rembourser vos dettes, est-il
clamé en même temps ! Injonction paradoxale, disent les psychanalystes... Les
nantis s’enrichissent en spoliant les autres, et ils distribuent des crédits en
contrepartie de cette spoliation jusqu’à étouffer par l’endettement ceux qui en
bénéficient. La crise financière n’est qu’un pan d’une crise qui est globale,
et il est clair que le nucléaire relève de la même boulimie et met en évidence
les mêmes contradictions. Face à cela, l’évangile n’est pas neutre : ce n’est
pas d’énergie que nous avons le plus besoin, mais d’un vivre ensemble
respectueux de tous et de l’environnement.
P.: Entre les contraintes de la situation socioéconomique
présente et les impératifs non négociables de l’éthique évangélique, quelle
société voulons-nous et comment la bâtir ?
J.-C. G. : Je dirai d’abord que personne ne sait ce qui va
arriver dans les prochains mois ou les prochaines années, ce que deviendront
l’euro et l’Europe par exemple. Une chose est sûre par contre, c’est que nos
privilèges de rentiers du monde ne perdureront pas. Nous sommes entrés dans une
phase de stagnation, et plus vraisemblablement d’appauvrissement relatif. Le
dynamisme des pays émergeants et les revendications de l’hémisphère sud
entraîneront une redistribution des richesses qui se fera inévitablement à nos
dépens. Mais est-il vraiment dramatique qu’une société qui s’est enrichie de 4
ou 500% en quelques décennies, à la faveur et dans le sillage des trente
glorieuses, s’appauvrisse de 10% pour permettre à d’autres d’améliorer leur
niveau de vie à leur tour ? En cas de guerre ou de catastrophe naturelle, en
période de grande dépression et même d’une façon plus générale, toutes les
sociétés sont capables de sacrifices bien plus grands, mais à la condition
qu’elles connaissent un minimum de cohésion sociale.
Or cette cohésion ne saurait exister sans un minimum de
justice sociale, et force est de constater que nous vivons dans une société où
les inégalités ne cessent de s’aggraver. Alors que les revenus des plus riches
ont connu une croissance exponentielle, plus de huit millions de Français
vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté avec moins de 950 euros par mois.
Demander des sacrifices à ceux qui se sentent déjà sacrifiés ne peut entraîner
que l’incompréhension, le refus et la révolte, et les scandales provoqués par la
collusion entre le politique et les affaires exacerbent ces attitudes de rejet.
Profondément ébranlée par les ententes occultes entre les décideurs économiques
et politiques, notre époque est devenue vulnérable aux extrémismes de droite et
de gauche qui menacent la démocratie. Là où vient à manquer la confiance, la
cohésion sociale s’effondre, et la société tout entière avec elle. La crise
financière n’est-elle pas d’abord, dans une large mesure, une crise de
confiance ? Même les Églises souffrent de ce mal. C’est dans tous les domaines,
y compris celui du nucléaire de toute évidence, que la confiance est foulée aux
pieds. Pourquoi cette situation et comment en sortir ?
Le monde vit en ce moment une mutation gigantesque, d’ordre
à la fois technologique, économique, géopolitique, écologique. Bien plus
profonde que celle qui a marqué la fin de l’empire romain ou la Renaissance,
cette mutation s’avère d’une ampleur comparable, d’après Michel Serres, à la
révolution néolithique. Le vieux monde est sur le point de disparaître et un
monde nouveau est en train de naître, que nous avons du mal à déchiffrer parce
que nous n’en avons pas encore les clés. Est-il surprenant, dans ces
conditions, que toutes les institutions du vieux monde soient en crise -
l’économie et la finance, le politique et la démocratie, la justice et
l’éducation, la religion et les Églises ? Comment pourrait-il en être autrement
? Cette crise est aussi grave qu’incontournable, sans retour en arrière ni
restauration possibles, et elle nous rend forcément anxieux. Mais participer à
l’enfantement de ce monde nouveau est une aventure prodigieuse, la plus
passionnante qui soit. Tout est à réinventer. Et là, notre problème n’est pas
tant celui des potentialités énergétiques de l’atome que celui des valeurs de
la société que nous voulons bâtir pour sauvegarder l’humanité de l’homme.
Propos recueillis par Jean-Marie Kohler