Face
aux drames que connaît le monde actuel, le CCFD-Terre Solidaire déploie une
créativité peu commune par ailleurs dans le catholicisme romain. D’où lui
vient-elle ?
Le CCFD-Terre Solidaire
s’est développé en tension permanente entre la société et l’évangile, porté par
un triple mouvement. La première dynamique qui nous anime est celle du monde
dans lequel nous vivons. Elle est à l’origine de notre organisme et en a
commandé l’évolution. C’est en cheminant avec la communauté humaine au fil des
événements, en partageant ses joies et ses soucis, que nous avons lié alliance
avec elle, et c’est de là que provient notre crédibilité. Il me semble éclairant
à cet égard de souligner que le CCFD est né d’un appel au secours de la société
civile, d’une initiative laïque et non pas religieuse. Lorsque la FAO a lancé
une collecte mondiale contre la faim en 1960-1961, Jean XXIII, le pape de «
l’option préférentielle pour les pauvres », a réalisé que l’Église devait se
mobiliser d’urgence pour répondre à cet appel, et qu’elle devait pour cela se
joindre aux politiques publiques visant à secourir les plus démunis. Notre
appartenance confessionnelle doit être vécue librement à la lumière des
réponses que nous apportons aux besoins des hommes et aux exigences
évangéliques.
En deuxième lieu, je dirai
que notre action se veut radicalement « catholique » au sens étymologique de ce
terme, c’est-à-dire universelle, à l’opposé des revendications et des replis
identitaires qu’affectionnent certains milieux d’Église. Il faut bien réaliser
que nous ne sommes pas catholiques lorsque nous restons dans nos sacristies,
lorsque nous ne nous intéressons qu’aux problèmes répertoriés comme
prioritaires par l’institution ecclésiastique. Se vouloir catholique oblige au
contraire à rejoindre le monde, à se frotter aux grands problèmes
contemporains, à prendre le risque d’établir des partenariats aux marges de
l’ordre établi, à œuvrer avec les hommes, les femmes et les groupes engagés
dans les mêmes combats que nous au service de l’humanité, et ce quelle que soit
leur appartenance religieuse, ou leur refus des religions. Je suis profondément
heureux que le CCFD puisse ainsi témoigner de la catholicité de la foi
chrétienne.
Troisième dynamique
essentielle pour nous, celle du partenariat. Les engagements comme les nôtres
ne peuvent se vivre que dans l’ouverture aux autres et le partage, dans une
solidarité sans cesse à approfondir et des réseaux à étendre. Cela s’impose au
sein de l’Église comme avec nos partenaires du Nord et du Sud. Dès sa naissance
et jusqu’à présent, le CCFD a constamment cherché à promouvoir la collaboration
avec les mouvements partageant l’essentiel de ses convictions, veillant à
toujours privilégier la collégialité du pouvoir décisionnel. Abhorrant les
enfermements, nous voulons créer des lieux de rencontre, de dialogue et de
liberté où il fait bon respirer et vivre l’évangile ou, à défaut de références
religieuses, un humanisme ouvert et militant. Nous travaillons sans exclusive
avec des mouvements très divers, allant de l’Action catholique ou
d’associations protestantes à nombre d’ONG se rattachant à d’autres religions
ou dépourvues de toute attache religieuse, comme ATTAC par exemple.
Que beaucoup de nos
partenaires du Sud ne soient pas catholiques ne diminue en rien la portée de
notre action, bien au contraire. La pluralité culturelle et religieuse de nos
relations témoigne de la catholicité de l’évangile et de la nôtre, de
l’universalité à laquelle appelle notre foi. Aussi simple qu’exigeant, l’unique
critère qui fonde la collaboration avec nos partenaires est le sérieux des
programmes à entreprendre en commun au service des hommes, leur inscription
dans un processus de transformation sociale du monde par delà les actions de
charité ponctuelles. C’est, en d’autres termes, la validité éthique et
politique de leurs projets. Un tel partenariat n’est évidemment possible que
dans un respect réciproque de ceux qui font alliance, moyennant une franche et
ferme volonté de lever de part et d’autre les ambiguïtés qui peuvent exister ou
survenir. Cela exige une grande rigueur, une fidélité sans faille à soi et aux
autres en même temps qu’une réelle capacité de se remettre en question. Tout le
reste se négocie.
Comment
conciliez-vous la vocation évangélique à servir les hommes sans considération
de religion avec les stratégies parfois très institutionnelles des structures
ecclésiastiques ?
Avant de répondre à cette
question, je rappellerai l’immense reconnaissance que j’éprouve personnellement
envers l’Église, envers cette communauté d’hommes et de femmes qui m’a transmis
les paroles d’un certain Jésus de Nazareth et qui se sent chargée de continuer
à les transmettre. Je crois que ces paroles sont porteuses de la vie dans sa
plénitude, et c’est pourquoi elles fondent de manière indéfectible mon
attachement à la communauté ecclésiale. Mais il va de soi que cette fidélité
n’implique pas une soumission sans réserve à l’appareil institutionnel des
autorités ecclésiastiques. Pour moi, l’Église transcende les structures
particulières qu’elle emprunte à travers l’histoire, utiles mais forcément
marquées par les vicissitudes humaines. La vraie fidélité ne s’épanouit que
dans les lieux de liberté où chacun est appelé à se libérer et à libérer
autrui. Tout ce qui va à l’encontre de cela est antiévangélique et finit par
étouffer la foi.
Pour ce qui est du
CCFD-Terre Solidaire, sa mission n’est pas d’authentifier le témoignage ou de
valider le comportement des responsables de l’Église au regard de la foi
chrétienne. Notre mission n’est pas de juger les institutions, ni de chercher à
leur imposer des réformes correspondant à ce que nous voulons qu’elles soient.
Elle est de témoigner de la Bonne Nouvelle directement à travers nos actions
sur le terrain, à notre niveau et en dépit de tout, sans nous aigrir et sans
nous laisser enfermer dans d’interminables contestations, sans nous épuiser
dans d’inutiles affrontements. Notre mission se situe de ce point de vue hors
les murs d’une certaine façon. Certes je constate comme tout le monde des
insuffisances, des compromissions, des abus de pouvoir, et parfois de terribles
contre-témoignages, et je souffre de voir trop souvent l’évangile séquestré et
parfois gravement dénaturé. Mais la dénonciation étant vaine et seule la
créativité se révélant féconde, l’unique question qui nous taraude est celle-ci
: comment pouvons-nous vivre concrètement l’évangile et le partager ? C’est là
que nous sommes attendus.
Se rendre audible
aujourd’hui oblige à s’immerger dans notre monde et, comme Jésus avec la
Samaritaine au puits de Jacob, à en attendre quelque chose : « Donne-moi à
boire ! » Respect de la dignité et de la liberté des autres, aux antipodes de
l’endoctrinement. Écoute et dialogue pour progresser ensemble. Bien que
galvaudé, le terme d’évangélisation ne me gêne pas si c’est bien d’évangile
qu’il s’agit. Ce qui compte d’abord, c’est la rencontre et le partage avec le
frère en souffrance, et non pas la proclamation fréquemment intempestive du nom
de Jésus ou des attributs de Dieu. Une évangélisation que certains qualifieront
d’indirecte, mais qui est en fait la plus directe qui soit. Ce ne sont pas les
discours qui disent l’évangile et qui en propagent la puissance de vie, c’est
le secours humain et matériel apporté à autrui, et notamment aux plus démunis.
Que cela ne coïncide pas avec certaines dérives sacralisantes de la religion ne
nous chagrine pas au CCFD-Terre Solidaire : Jésus ayant en son temps refusé
toute sacralisation de sa personne, les béatifications et les canonisations ne
sont pas notre tasse de thé...
Somme toute, cela fait
cinquante ans que le CCFD s’efforce de vivre et d’annoncer l’évangile selon ces
perspectives, et plutôt rares sont ceux qui contestent la valeur et la portée
de son témoignage évangélique sur le terrain. N’est-ce pas un formidable
encouragement ? Aucune entreprise humaine n’étant à l’abri des difficultés, il
serait évidemment faux de dire qu’il n’y a jamais eu de tensions entre notre
organisme et les instances institutionnelles de l’Église. Il y en a eu et il y
en aura encore... Mais il me semble infiniment plus important d’insister sur le
fait que les responsables de l’Église ont, dans leur ensemble, toujours
continué à approuver notre démarche prophétique et à nous soutenir, et les
échanges que j’ai régulièrement avec la plupart des évêques de France me
permettent d’avoir confiance en l’avenir. Pour surmonter les désaccords, il
faut négocier des issues qui sauvegardent l’essentiel tout en tenant compte des
contraintes pratiques, le dernier mot devant toujours revenir à l’évangile quel
que soit le coût de cette exigence.
Pouvez-vous
esquisser les contours de l’alterchristianisme inédit qui est peut-être en voie
d’émerger sur le terrain à travers, entre autres, l’action du CCFD-Terre
Solidaire ?
Notre boulot n’est pas
d’enseigner le catéchisme, mais de susciter des rencontres qui rendent les
hommes plus humains, de repérer et de créer des espaces de liberté où se
construit la solidarité sous l’égide de la justice et de la paix. En de tels
lieux se dévoile, qu’ils aient ou non un label religieux, un au delà de
nous-mêmes et de nos collectivités, une transcendance qui dit une Parole nous
appelant à devenir ce que nous sommes, et qui peut de ce fait être entendue
bien qu’elle vienne d’ailleurs. L’humanisation de l’homme, notre unique voie
vers le divin, voilà la seule grande affaire qui nous intéresse. « Au cœur de
nos hivers, écrivait Albert Camus, je redécouvrais à Tipasa la présence en moi
d’un été invincible ! » L’évangélisation consiste d’abord à aider les autres à
redécouvrir en eux et autour d’eux, au cœur de leurs hivers, le prodigieux et
permanent miracle de cet « été invincible » qui est la matrice de toute vie.
Nous ne savons pas qui est Dieu, mais nous pouvons le trouver et le secourir
dans notre prochain. Nous ne sommes pas responsables de tous les maux qui
écrasent l’humanité, mais nous sommes responsables de la fragile et puissante
espérance qui permet de les surmonter.
Pour éviter que le vin
nouveau fasse éclater les vieilles outres, il faut identifier et assumer les
changements qui bouleversent l’ordre ancien du monde et de l’Église. L’un des
changements les plus décisifs au regard de la religion est la sécularisation,
mais celle-ci est souvent mal supportée par le clergé parce qu’elle le
dépouille d’une large part de ses prérogatives et de ses pouvoirs. Il s’ensuit,
quand l’Église se replie frileusement sur elle-même dans son périmètre
sacralisé, qu’elle se coupe des hommes et perd sa crédibilité, qu’elle se
condamne à ne répondre qu’à des questions que la société ne se pose plus. Vain
soliloque... La position du CCFD-Terre Solidaire s’inscrit résolument, là
encore, dans le cours de l’histoire humaine interprétée à la lumière de
l’évangile. Loin d’être un handicap, la sécularisation représente à ses yeux,
dans la société laïque et pluraliste qui est la nôtre, une chance pour
l’évangélisation. Ce n’est que dans la société moderne ou postmoderne telle
qu’elle est, avec ses attentes et ses détresses, que le Bonne Nouvelle peut
être entendue comme un message de libération, de fraternité et de transcendance.
Annoncer l’évangile aux
statues qui peuplent nos églises n’est pas seulement inutile, mais c’est
détourner et pervertir la Bonne Nouvelle destinée au monde du dehors. Dans le
sillage du prophète Isaïe, Jésus a insisté sur la désacralisation inhérente à
son message de libération, se déclarant foncièrement opposé aux sacrifices et
aux rituels, et donnant la priorité aux œuvres de justice et d’amour. Mais,
rétorqueront certains, l’homme a un besoin congénital de sacré : bien des
fidèles âgés ont la nostalgie des cérémonies religieuses de leur enfance et une
certaine jeunesse s’enthousiasme pour ce qu’on appelle le retour du religieux.
Pour exact que soit ce constat au premier abord, c’est une autre carence qu’il
révèle surtout, à savoir l’incapacité de nos communautés à répondre aux
attentes du monde contemporain à hauteur d’évangile. Vouloir à tout prix
restaurer la religion face aux valeurs du monde n’est pas sans rappeler, triste
parallèle, l’appui apporté aux dictatures pour sauvegarder l’ordre social et
politique sous couvert de lutte contre l’islamisme...
Alors
que la génération montante se détourne massivement des structures religieuses,
comment expliquer sa disposition à s’engager au CCFD-Terre Solidaire ?
Si les institutions
ecclésiales sont assez couramment perçues comme rébarbatives par la jeunesse,
c’est pour un ensemble de raisons complexes. Globalement, les jeunes ont
tendance à considérer ces institutions comme éloignées d’eux et de leur
univers, enfermées dans une sphère de rites et de doctrines plus ou moins
chosifiées dépourvus d’intérêt à leurs yeux. Leur attrait pour le CCFD
s’explique par des raisons qui, à l’inverse, valorisent la vie et l’engagement
libre et responsable. En premier lieu, nos programmes prennent en compte leur
besoin de contribuer à instaurer une plus grande solidarité entre les hommes.
Un besoin sincère et très fort qui est souvent minimisé à tort par une société
si contaminée par le matérialisme consumériste qu’elle en vient à douter de la
générosité de sa jeunesse. La deuxième raison réside dans le fait que le CCFD
offre aux jeunes la possibilité de devenir acteurs de la transformation des
structures sociales. Au lieu d’enseigner et d’encadrer, le CCFD-Terre Solidaire
pratique une pédagogie active en proposant aux jeunes de participer à
l’humanisation de la société.
Loin de céder au sentiment
d’impuissance et de fatalité que les dominants entretiennent à leur profit, le
CCFD croit qu’un autre monde est possible, tâche d’acquérir les compétences
nécessaires pour travailler à son avènement, recherche les partenaires disposés
à lutter avec lui, et s’engage dans les combats en prenant les risques que cela
comporte. Lorsque nous stigmatisons l’iniquité du capitalisme financiarisé qui
écrase les faibles et détruit la planète, lorsque nous militons pour une
économie sociale et solidaire, pour la souveraineté alimentaire et l’accès à
l’eau, pour la taxation des transactions financières internationales et la
remise de la dette des pays les plus pauvres, contre les paradis fiscaux qui
recyclent l’argent volé et l’argent sale, lorsque nous contribuons à la
prévention et à la résolution des conflits en dénonçant les trafics d’armes et
en venant en aide aux populations déplacées, lorsque notre service du plaidoyer
fait du lobbying auprès du G 8 ou du G 20, nous croyons à la pertinence de nos
visées et à l’efficacité de nos actions. Si les jeunes ne se mobilisent plus
guère pour la religion, beaucoup d’entre eux sont par contre prêts à se
mobiliser pour la cause des hommes.
À une de ses parentes qui
se plaignait de l’Église dans les années 30, Teilhard de Chardin a répondu à
peu près ceci : « Ma chère cousine, je peux effectivement être d’accord avec
vous : actuellement, la saison est un peu lourde ! » Cette concession faite en
connaissance de cause par un passionné des hommes et de Dieu m’autorise à dire
que la saison est un peu lourde depuis quelque temps déjà, et qu’elle est
peut-être toujours un peu lourde dans l’Église comme dans le monde... Mais ce
n’est pas cela qui importe le plus. Seule compte l’espérance que nous sommes
capables de susciter et de transmettre à ceux qui prendront la relève, seule
compte l’espérance que nous mettons en œuvre avec eux malgré les obstacles et
les déceptions. Dans son livre intitulé Incipit, Maurice Bellet dit : « Ce qui
est premier, ce n’est pas la tristesse, c’est l’amour. » La vie continue, un
autre monde est possible, l’aventure de l’évangile se poursuit et engendre sur
le terrain un christianisme inédit tout en restant fidèle à la Parole reçue au
début et au sillon tracé depuis.
Jean-Marie
Kohler